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JAMAIS LA VIE NE S'ACHÈVE

Comment est né le magazine Apocalypse.

La tempête a dévasté la route vers l’Ouest entre « Le héros rouge », Oulan-Bator, et « Le lac fertile », Bayannuur. Nous sommes une dizaine de motards menés par un guide mongol. Nous suivent un UAZ-452, camion russe d’avant la chute du mur de Berlin, avec à son bord un mécanicien, et un 4x4 en cas d’évacuation sanitaire : il servira.

 

Nous bifurquons vers la piste ou plutôt les pistes - presque autant que de véhicules - dans un paysage anarchique de sable, de boue et de broussailles. Une évocation de la mer d’Aral avec des camions embourbés, le regard d’enfant perdu des chauffeurs épuisés d’être les jouets du destin, au loin un bus échoué et ses passagers résignés : des figures anachroniques de femmes sous des ombrelles blanches. Un "déjeuner sur l’herbe" plus Mad Max que Manet. Dans toutes les directions, des 4x4 à vive allure soulèvent d’immenses murs de poussière à franchir à l’aveugle. Espérer que rien ne surgisse. Je dégouline de sueur. L’un de nous tombe. Sa moto s’est plantée dans le sable, il a heurté le guidon, trois côtes touchées, voyage terminé. Je me souviens de son arrivée la veille à l’hôtel Puma Impérial, avec pour tout bagage un tee-shirt publicitaire offert par l’organisateur, le reste de ses affaires égaré par Aeroflot lors de l’escale à Moscou. La poisse.

 

Nous retrouvons le bitume et croisons des transports exotiques de chameaux impavides, cils au vent et longs cous caoutchouc. Le soir, première nuit en yourtes disposées pour les touristes sur un semblant de parking entre un hôtel et une station-service où errent des chevaux mongols. Leurs sabots résonnent sous l’auvent de fer aux couleurs de la compagnie pétrolière. Je fuis les flots de bière et de vodka. Conduire avec la gueule de bois est au-dessus de mes moyens. J’ai cinquante et un ans et mon permis moto depuis quatre mois. C’est ma première expérience «off road.»

 

Un parfum merveilleux de menthe poivrée : les roues de la moto froissent des brins d’absinthe et exhalent leur senteur. Je découvre la steppe. À perte de vue, aucune construction humaine : ni route, ni habitation, ni muret effondré, ni poteau, ni champ cultivé qui chez nous scandent le paysage et cadrent notre regard. L’impression oppressante d’un monde avant l’apparition de l’humanité, d’un voyage dans l’espace et le temps : passé ou futur ? Aube ou crépuscule ? Une nature intacte si ce n’est les bouteilles de vodka brisées le long des chemins et, parfois, des têtes de yaks tranchées prêtes à pourrir. De retour en France, je traverserai à moto le Vercors, le Queyras et les Alpes et tout me semblera rétréci : des maisons de poupées.

 

J’emprunte une piste montante cernée de caillasses, roulante sur sa partie droite, s’enfonçant en crevasse ensablée sur sa gauche et je m’enfourne en plein dedans. Je réussis à ralentir et à m’extirper de là en mode piéton pas fier. Mais derrière moi, trop près, le gars pile et gicle au sol, le visage crispé il se tient le ventre, déchirure musculaire du grand dentelé ou du grand oblique. On s’arrête le temps de démonter sa moto et la caser à l’arrière du UAZ, assourdis par les trilles indifférentes de glaréoles orientales.

 

Ensemble de yourtes au bord du lac Ogii Nuur. Une centaine de chevaux en liberté. Toujours pas d’alcool. Au milieu de la nuit, on toque à ma porte, une femme mongole éplorée, je ne comprends rien, elle m’a réveillé, je pense qu’elle cherche sa yourte, je lui réponds : « not here, not here » et referme, je l’entends encore puis plus rien. J’apprendrai le lendemain qu’elle était seule avec son enfant, qu’elle cherchait refuge, l’a heureusement trouvé auprès de voyageurs mongols. « Le réel c’est quand on se cogne » disait Jacques Lacan. Le réel avait cogné à ma porte cette nuit-là et j’avais réagi comme un touriste dans sa bulle traversant la steppe à moto dans une senteur de menthe poivrée : un sale con.

 

Nouvelle chute. L’homme à terre est livide. Il est allongé sur le sol, un terrain étrange creusé de cavités, comme bombardé d’obus ou de météorites. Trop vite il s’est engagé dans le terrain miné, s’est sorti du premier creux, a planté sa roue avant dans le suivant, vol plané par dessus sa moto qui s’est écrasée à quelques centimètres de lui. Son casque est mort. La moto hors-service.  Il reprend peu à peu des couleurs mais la douleur le marque. Le 4x4 l’emporte : six heures de pistes avant le premier hôpital. Double fracture des clavicules. Il passera l’été immobilisé. Nous ne sommes plus que sept à moto, trois jours après le début du roadtrip. Je pense au mantra du moniteur de la moto-école : «concentration, respiration, plaisir.»

Le réel, c’est quand on se cogne ? C’est, je crois, le goût du réel qui m’a poussé vers la moto. L’idée qu’il se trouvait là, en équilibre sur deux roues. À bien les observer, les motards semblent être des personnes qui assument de se raconter des histoires. Des histoires différentes selon les marques et les motos, des histoires discrètes ou hautes en couleurs, des histoires parfois déjà écrites - des légendes dans lesquelles ils se projettent - ou des promesses d’histoires qu’ils s’évertuent à inventer et à vivre au-delà de l’imagerie commerciale. Là est le paradoxe et le sel : chevaucher, de la fiction plein la tête, une mécanique en mouvement qui oblige au qui-vive. Trop de fiction et c’est l’accident. Pas assez de fiction et vous êtes juste un livreur en scooter. La moto nous pousse à l’imaginaire et nous porte au réel. De cette tension naît l’intensité. «Le chemin du paradoxe est le chemin du vrai. C’est sur la corde raide que l’on mesure la réalité» écrivait Oscar Wilde en 1891. La moto nous expose au risque de nous-même. S’exposer au risque de soi : la définition de «voyager» ? De «vivre» ?

 

Aux abords d’une mine désaffectée désormais abattoir sauvage, carcasses de moutons et de chèvres, peaux boueuses, pattes, tripes, odeur et vision nauséabondes, nous croisons trois fadas français sur des motos chinoises, paumés, quasi en panne d’essence, sans eau ni GPS, trois gars avec l’accent du sud-ouest et l’éclat de rire au bord des lèvres, seul un sur les trois a le permis moto, ils se marrent au bord du drame. On partage ravitaillement et infos. On se sépare inquiets. Je les recroiserai à l’aéroport Gengis Khan en pleine forme et hilares. Une bonne farce entre copains. La version disco « d’Into The Wild. »

 

Mon premier passage de gué. Sous l’œil amusé d’Australiens vttistes en pause au bord de la rivière, smartphones en main prêts à internationaliser ma gamelle. Concentration, respiration, plaisir… ça passe ! Vers Tsenher, nous gagnons en altitude et le paysage est extraordinaire. Un relief tout en rondeurs, une herbe verte, un air frais, pas une âme qui vive. Un peu plus loin, dans l’anfractuosité d’un rocher, à quelques mètres à peine, un nid avec deux jeunes aigles prêts à prendre leur envol. « Tout ça aura bientôt disparu… » me dit un Mongol à propos de la nature et du mode de vie nomade, victimes du climat et de l’exploitation des ressources, sans que je sache s’il manifeste résignation ou combativité. Exprime t-il la sensibilité et la fierté millénaires d’un peuple conquérant aujourd’hui contraint à se réinventer, goûtant non sans amertume ni difficultés à la démocratie depuis à peine trente ans? Vivre en ayant conquis le monde ; en être à se reconquérir soi : est-ce le sort de l’humanité ?

 

Une piste sinueuse, étroite, enserrée de roches volcaniques aux arêtes acérées, sollicite sans cesse l’attention et pourtant je pique du nez. On fait halte pour observer une cascade. J’ôte mon casque, me couche à même le sol et m’endors.

Dans la yourte, la viande crue fraîchement découpée repose sur un carton sous le lit à côté d’une paire de bottes. Au-dessus une petite fille au visage grave nous regarde. La famille n’avait que des fils alors le père, un nomade éleveur de chevaux et de yaks, a décidé de l’adopter. Je ne connais pas son histoire. Nous partageons un khorkhog, un plat de mouton mijoté dans une cocotte en aluminium et mélangé à des pierres pendant la cuisson pour lui donner un goût fumé. La mère assise près de l’entrée reste silencieuse et attentive. L’ambiance est chaleureuse et étrange : nos réalités se juxtaposent comme l’huile et l’eau. Revenir seul et vivre ici les quatre saisons me permettrait, peut-être, de comprendre. Encore faudrait-il me démonter mentalement pièce par pièce, préjugés, peurs, habitudes, sans oublier ce goût des jardins anglais qui me rend la steppe assez peu familière, surnaturelle.

 

La contradiction est évidente entre l’idée de s’aventurer et le fait de voyager en groupe organisé, de voyager «domestiqué.» Pourtant à moto nous ressentons de l’affinité avec les nomades que nous croisons, cavaliers dès l’enfance et souvent motards eux-mêmes. Que partageons-nous sans nous connaître? Le grand air ? La solitude ? Le mouvement? L’équilibre ? La vitesse ? Le risque ?

« “Risquer sa vie” est l’une des plus belles expressions de notre langue. Est-ce nécessairement affronter la mort - et survivre… ou bien y a t-il, logé dans la vie même, un dispositif secret, une musique à elle seule capable de déplacer l’existence sur cette ligne de front qu’on appelle désir ? Car le risque (…) ouvre un espace inconnu. (…) il interroge notre rapport intime au temps. Il est un combat dont nous ne connaîtrions pas l’adversaire, un désir dont nous n’aurions pas connaissance, un amour dont nous ne saurions pas le visage, un pur événement. », écrivait Anne Dufourmantelle dans «Eloge du risque». Partageons-nous avec les nomades ce pur événement ? Un passage secret entre conscience et matière?

 

La pluie battante cisaille la route rectiligne. Sur un parking défoncé d’ornières pleines d’eau boueuse et de chutes de plastique, des vaches mongoles à longues cornes patientent dans une remorque sous le ciel sombre. Nous pénétrons trempés dans un local à la vitre embuée. Une petite pièce derrière l’ouverture d’un passe-plat sert à la fois de cuisine et de chambre à coucher. Une jeune fille replie une couverture synthétique à la couleur criarde. À l’avant, des bancs et des tables couvertes de toile cirée encombrent l’espace. Le thé est brûlant. La télévison sur le comptoir déverse son torrent sonore. Le voyage s’achève. 

 

Je tangue ivre dans la nuit sur la place du « Souverain universel », Gengis Khan. J’ai acheté des pièces de tissu Kazakhs ornées de fleurs sauvages, d’étoiles et de motifs aux couleurs franches et vives rehaussées de noir, des pièces traditionnelles brodées par la future mariée avant ses noces ou par la mère pour son fils. Un pan du tissu reste toujours inachevé illustrant la pensée Kazakh selon laquelle « jamais la vie ne s’achève. »

 

Je regarde la terre noircir sous les filets pâles des nuages d’altitude, le relief se dissoudre dans l’ombre nocturne. Le soleil se couche entre la Mongolie et la Chine et ses rayons d’ambre nous ennoblissent. Je suis coincé entre deux Américaines buveuses de Sprite. L’idée surgit là, dans cet avion, et s’impose entre rêve et évidence : dans un an je reviendrai en Mongolie et cette fois à moto depuis la France. J’écoute « Ninety-nine and a half » des Creedence Clearwater et songe aux routes possibles, par le Sud via la Turquie, l’Iran, le Turkménistan, l’Ouzbékistan… pour moi tant de « cartes vides à peupler » comme l’a écrit Colin Thubron. Ou par le Nord, les pays baltes et la Russie ou pourquoi pas le Danemark, la Suède et la Finlande pour rallier Moscou depuis Saint-Pétersbourg et de là traverser la Sibérie vers le lac Baïkal ? Sans attendre penser à repartir. Pour que jamais la vie ne s’achève.

 

***

C'était l'été 2019. Quelques mois plus tard, une épidémie s'abattit sur le monde. Elle le figea. Alors, dans cette période étrange, germa l'idée de créer un objet à la hauteur de cette incroyable expérience qu'est la moto. Ainsi est né Apocalypse Magazine.

JRZ

Photo: O. Laban, Mongolie.

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